Oasis des profondeurs : les coraux des eaux froides de l’Atlantique canadien

Narrateur : L’Océan couvre deux tiers de la surface de notre planète et 90 pour cent des eaux océaniques gisent au-delà des marges continentales à des profondeurs supérieures à 2 km. Ces eaux restent pratiquement inexplorées, faisant des profondeurs océaniques l’ultime frontière de la Terre.

Des animaux vivent dans ces eaux profondes, des animaux qui se sont adaptés non seulement à l’absence de lumière et à des températures de l’eau rarement supérieures à 2 oC mais aussi à une pression de l’eau qui peut atteindre jusqu’à 1 000 kilos par cm2.

Et pourtant ce milieu apparemment inhospitalier foisonne de formes de vie, dont un groupe d’animaux connu sous le nom de coraux d’eaux froides ou d’eaux profondes.

Lorsque nous pensons aux coraux, nous pensons habituellement aux récifs de coraux des eaux tropicales peu profondes. Ces parents mieux connus des coraux d’eaux froides sont limités aux eaux ensoleillées parce qu’ils dépendent de plantes microscopiques qui vivent dans leurs cellules et produisent, à partir de l’énergie du soleil, la nourriture qu’elles partagent avec leurs hôtes, des animaux. Les coraux d’eaux froides n’abritent pas de plantes microscopiques; ainsi libres des chaînes du soleil, ils peuvent vivre à des profondeurs supérieures à 4 km.

Bien que l’existence des coraux d’eaux froides soit connue depuis le XVIIIe siècle, ce n’est que depuis une dizaine d’années que les scientifiques réussissent à les observer dans leur milieu naturel. C’est grâce à l’utilisation de caméras et de véhicules pour grands fonds, comme le ROPOS (Remotely Operated Platform for Ocean Science), fabriqué au Canada, que ces travaux ont pu être menés. Le ROPOS et d’autres véhicules pour grands fonds ont permis aux chercheurs de saisir des images et des prises de vue, de mesurer des organismes avec des lasers étalonnés et de prélever des échantillons durant des campagnes d'evaluation.

Comme les coraux possèdent de nombreuses caractéristiques en commun avec les anémones et les méduses, ils sont classés dans l’embranchement des Cnidaires. Parmi ces organismes, les coraux et les anémones sont les plus étroitement apparentés. Les coraux appartiennent à la classe des Anthozoaires, qui est divisée en trois grandes sous-classes : les Octocoralliaires, qui incluent les coraux mous, les éventails de mer, les coraux bambous et les plumes de mer; les Hexacoralliaires, ou coraux cornés; et les Cériantipathaires, ou coraux noirs.

Les colonies coralliennes se composent d’animaux ressemblant à une anémone, appelés polypes. Un polype corallien peut être aussi gros qu’une assiette à dîner ou plus petit que la tête d’une épingle. Les polypes peuvent être solitaires, mais la plupart du temps, ils s’assemblent en colonies. Ces colonies capturent les particules d’aliment, vif ou mort, drainées par le courant. Chez les octocoraux, les polypes portent tous huit tentacules plumeux, qui servent à capturer les particules de nourriture qui dérivent librement dans l’eau. Presque tous les octocoraux édifient des colonies.

Par contraste, le nombre de tentacules chez les polypes des coraux cornés, ou hexacoraux, est un multiple de six. Les polypes des hexacoraux diffèrent des polypes des octocoraux du fait que la plupart des espèces d’hexacoraux sont des polypes solitaires, seulement le quart environ édifient des colonies. Les hexacoraux sont le seul groupe capable d’édifier de grands récifs coralliens en eau profonde.

Les coraux peuvent extraire du carbonate de calcium de l’eau environnante pour bâtir le squelette qui accueillera les polypes. Chez les coraux mous, les éventails de mer et les plumes de mer, le squelette est secrété à l’intérieur de la paroi du corps des polypes, ce qui renforce la structure de la colonie tout en assurant son élasticité. Les coraux cornés ont adopté une tactique différente : chaque polype secrète un squelette en forme de coupe, qui forme un revêtement extérieur dur.

Les coraux mous et les coraux cornés peuvent édifier d’immenses colonies. Paragorgia arborea, une espèce de corail « bubblegum », a été reconnue comme le plus gros invertébré marin de la planète. L’existence de colonies atteignant 6 m de haut a été confirmée et des rapports non confirmés font état de colonies de 10 m de haut! Les colonies coralliennes servent également d’habitat à de nombreux poissons et créatures benthiques, comme des étoiles de mer, des crevettes et des anémones.

De nombreuses espèces de coraux d’eaux froides connaissent une croissance lente mais vivent très longtemps. En fait, des coraux solitaires de certaines espèces ont atteint l’âge record de presque 1 000 ans, et les récifs coralliens peuvent vivre des milliers d’années. Chez certaines espèces, chaque année de croissance se manifeste sous forme d’un anneau annuel, comme chez un arbre. Ces anneaux offrent aux scientifiques une fenêtre bien utile sur le climat océanique passé.

Evan Edinger : « Voici un squelette de Primnoa resedaeformis. Il y a beaucoup d' intérêt pour les squelettes des grands fonds parce qu’ils enregistrent des données océanographiques comme la température, en particulier les variations de température des masses d'eaude l’eau dans lesquelles ils vivent. Et cette espèce de Primnoa resedaeformis est particulièrement utile car dans son squelette se trouvent de très fines bandes de croissance. Ce sont des bandes de calcite et de gorgonine qui alternent. On peut ainsi extraire de la calcite des informations sur la température de l'eau dans laquelle le corail pousse, et de la gorgonine des informations sur la nutrition du corail ou sur les différentes masses d'eau qui ont affecté sa croissance.

Narrateur : Il existe plus de 700 espèces de coraux d’eaux froides à l’échelle planétaire. Au large de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, la présence d’au moins 45 espèces de ces coraux a été documentée, et il est probable qu’il en reste beaucoup d’autres à découvrir. Nombre d’entre elles sont communes dans l’ensemble des eaux de l’Atlantique canadien, tant en eaux profondes qu’en eaux peu profondes. Les connaissances sur leur répartition ont été recueillies par des pêcheurs et des chercheurs scientifiques. Les pêcheurs du Canada atlantique connaissent de nombreux types de coraux d’eaux froides car ils en trouvent des morceaux dans leurs engins de pêche. Certaines espèces ont des exigences écologiques étroites. La plupart des coraux sont fixés sur des fonds stables, comme des blocs rocheux et la roche en place, mais certains s’ancrent dans les sédiments mous.

Les grands chenaux profonds de la pente continentale de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve abritent la plus forte abondance et diversité de coraux d’eaux froides au Canada atlantique. Le chenal Nord-Est, le Gully et le Stone Fence, une zone située le long de la pente continentale abrupte, comptent parmi les zones les mieux étudiées jusqu’à maintenant. Il existe en outre des preuves que d’importantes colonies coralliennes se sont établies dans les eaux froides de Terre-Neuve-et-Labrador.

Dans les eaux les plus profondes du Canada atlantique explorées jusqu’à maintenant – gisant par quelque 2,5 km sous la surface – des colonies de pennatulaires, ou plumes de mer, jaillissent du plancher océanique sans relief. Une dizaine d’espèces ont été identifiées jusqu’à maintenant, mais elles ne ressemblent pas toutes à la plume d’oie avec laquelle on écrivait jadis, plumes dont elles tirent leur nom. Contrairement aux autres octocoraux, les polypes des pennatulaires sont spécialisés et ont des fonctions précises : un polype solitaire forme une tige rigide et érigée appelée hampe, perd ses tentacules et forme une « racine » bulbeuse appelée pédoncule, qui lui permet de s’ancrer dans les sédiments mous du plancher océanique. La hampe d’un pennnatulaire peut mesurer plus d’un mètre de long! Les pennnatulaires restent habituellement au même endroit toute leur vie, mais ils peuvent se déraciner et se déplacer graduellement pour tirer parti de courants favorables. Certains peuvent également s’escamoter en un clin d’œil en expulsant l’eau emprisonnée dans leurs tissus!

Au moins trois espèces de madréporaires solitaires se trouvent aussi sur ces sédiments mous. Ces coraux sont répandus le long de la marge continentale de l’Amérique du Nord. Les scientifiques se servent de l’une de ces espèces, Flabellum alabastrum, comme indicateur du changement climatique car son squelette dur fait office de registre des variations de la température de la mer.

Les surplombs et les parois de la marge continentale et d’autres surfaces dures du fond sont les endroits privilégiés pour les gorgones, ou éventails de mer. Les gorgones comptent parmi les plus gros coraux; elles s’accrochent au fond avec leur crampon – qui ressemble aux racines d’une plante. De ce crampon naît une grande arborescence flexible, qui abrite les polypes et qui peut s’incliner vers le courant dominant. Ces colonies peuvent vivre près d’un siècle. Les pêcheurs les appellent souvent des « arbres »; de là vient le terme « forêt » utilisé pour décrire les vastes gisements de ces espèces. Leurs couleurs vives et leur grande taille en font un attrait inoubliable des écosystèmes des eaux profondes. Le chenal Nord-Est abrite une forte abondance de ces colonies, y compris des colonies de Primnoa resedaeformis et de Paragorgia arborea.

Des coraux bambous poussent également sur les fonds durs de l’océan. Bien qu’ils soient des octocoralliaires, ils développent un squelette interne couplée et rigide. Le squelette se compose de couches de calcaire séparées par de minces bandes de protéine. À leur mort, le squelette est exposé et ressemble à une tige de bambou. À l’état vivant, les longues frondes légèrement ramifiées ballottent dans le courant. Les polypes de ces coraux ne sont pas rétractiles. C’est un corail bambou découvert à près de 5 km sous la surface qui remporte la palme de la plus grande profondeur habitée par des coraux d’eaux froides.

Les coraux noirs tirent leur nom de la couleur noire ou brune de leur squelette – et non de leur apparence extérieure. Ils se trouvent rarement en eaux canadiennes, mais les minuscules épines revêtant leurs branches permettent de les identifier facilement. Ce sont ces épines qui leur vaut le nom de coraux épineux.

Parmi ces nombreuses espèces, seulement une peut former des récifs en eaux profondes : Lophelia pertusa. Ce corail corné se reconnaît facilement à sa couleur blanche vive, bien qu’il puisse également prendre des teintes de rose ou de jaune. À mesure que la mince couche de colonies vivantes pousse sur le dessus des squelettes des colonies mortes, les récifs de Lophelia se développent; ils peuvent atteindre 35 m de haut et des centaines de mètres de large. Le plus gros récif constitué de ce corail qui ait été découvert jusqu’à maintenant se trouve au large de la Norvège; il mesure 13 km de long. Le seul récif de Lophelia au Canada se trouve à Stone Fence, mais de petites colonies ont été découvertes dans la zone de protection marine du Gully.

Les coraux mous dominent sur le sommet des bancs dans certaines eaux côtières et sur la crête de la marge continentale. Certains de ces petits coraux, au corps mou et charnu, peuvent se rétracter dans ce qui ressemble à une pelote à épingles. On trouve des coraux mous en abondance dans les lieux de pêche. Ils sont probablement les coraux d’eaux froides les mieux connus.

Les récents progrès réalisés dans l’échantillonnage non destructif à l’aide de véhicules sous-marins ont permis à des chercheurs du Canada atlantique de prélever des échantillons de coraux à des fins d’analyse génétique, ce qui les aidera à les identifier. L’analyse génétique des coraux permet aussi de comprendre comment ils se reproduisent et comment différentes populations sont apparentées.

Jusqu’à maintenant, la génétique a servi à prouver que les photos de ce que l’on croyait être corail noir enrouler, un hexacoralliaire, avaient été mal identifiées. L’application de la technique des empreintes génétiques a révélé que c’étaient actuellement des photos de capsules d’oeufs d’un ver plat!

De nombreux coraux renferment des produits chimiques importantes et intéressantes pour la biologie, la médecine et l’industrie. Par exemple, certaines espèces de gorgones, ou éventails de mer, sont considérées comme une ressource médicale en raison de leur teneur élevée en composés hormonoïdes. D’autres coraux se sont révélés posséder des propriétés anti-cancéreuses, et les composés qui en ont été extraits sont utilisés dans des essais de traitement contre le cancer.

Le fait qu’elles poussent à la verticale et qu’elles soient fragiles rend de nombreuses espèces de coraux vulnérables au contact physique. Les activités comme la pêche et l’extraction d’hydrocarbures peuvent causer de graves dommages aux coraux d’eaux froides. Comme de nombreux coraux se développent lentement, leur reconstitution suite à des perturbations peut prendre de nombreuses années. En outre, les coraux peuvent être très vulnérables aux effets du changement climatique car certaines espèces ne se développent qu’à des températures précises. C’est pourquoi leur conservation préoccupe le grand public et les organismes gouvernementaux.

Depuis 2002, Pêches et Océans Canada (MPO) a mis en œuvre des mesures de conservation  specifiques en vertu de la Loi sur les pêches et de la Loi sur les océans pour protéger les habitats clés des coraux.

Ainsi, en juin 2002, le MPO a établi une zone de conservation des coraux de 424 km2 dans le chenal Nord-Est dans le but de protéger la plus grande prolifération connue d’octocoraux – dominée principalement par Paragorgia arboera et Primnoa resedaeformis.

En septembre 2003, des scientifiques du MPO ont observé des monticules du corail à formation récifale Lophelia pertusa à Stone Fence, au sud-est du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse. Le récif est constitué de colonies mortes et de colonies vivantes, mais il présente des signes de dommages occasionnés par les activités de pêche pratiquées au cours des dernières décennies. La zone de conservation des coraux Lophelia, de 15 km2, a été créée en juin 2004. Toute pêche de fond est interdite dans un petit secteur englobant tout le récif et ses alentours.

La  zone de protection marine du Gully a été établie par un règlement pris en mai 2004 en vertu de la Loi sur les océans. Un des objectifs de la création de cette zone est de protéger la grande diversité d’habitats et d’espèces qui s’y trouvent, y compris de nombreuses espèces de coraux d’eaux froides. Ces coraux sont présents à de nombreux endroits dans le canyon. Nombre d’activités y sont maintenant interdites ou restreintes.

On en sait tellement peu sur les coraux d’eaux froides que chaque campagne scientifique amène des découvertes nouvelles et excitantes. En seulement une semaine de travaux dans la zone de protection marine du Gully et la zone de conservation des coraux de Stone Fence en 2007, les chercheurs ont découvert la présence de huit nouvelles espèces de coraux dans les eaux canadiennes. Bien que de grands progrès aient été faits, des travaux de recherche et d’exploration beaucoup plus conséquents devront être réalisés pour mieux comprendre les coraux d’eaux froides, leur cycle de vie, leur repartition et leur habitat. Cette information donnera au MPO les outils nécessaires pour la protection efficace des ces espèces vulnérables de longue vie. Qui plus est, l’étude des coraux d’eaux froides aidera les scientifiques à comprendre les changements dans la température des eaux océaniques et permettra d’assurer que ces coraux continuent à contribuer à la merveilleuse diversité des écosystèmes marins du Canada pour les générations à venir.